Après le purg-atoire

Après le purg-atoire

Traduction française d’un article que j’avais écrit en 93 en espagnol, vivant en Espagne à ce moment-là, « Después dei PURGA-TORIO « 

Nous sommes en 1993. Il reste sept ans pour changer de siècle; un temps suffisant pour se permettre de fermer la porte du XXème et ouvrir celle du XXIème avec une nouvelle vision, et cela chacun dans son domaine. Le mien est celui de l’art, de l’Art pardon, et dans l’art la branche des arts plastiques et plus précisément la peinture. Il convient de faire le bilan et sans prétendre être prophète ou devin, entrevoir ce que pourrait être ce siècle à venir. Paraphrasant Malraux, je me permets de dire; l’art, l’Art pardon, du XXIème siècle sera spirituel et religieux ou ne sera pas. Et pour qu’il le soit, il faudra une Renaissance. Oui, je sais que ce mot, contre toute logique sémantique donne une impression de vieux, passé, mangé par les mites. Je pourrais l’appeler « néo-Renaissance» avec ce préfixe qui a tant plu dans ce siècle, mais cela me paraît encore pire, alors je ne le nommerai pas mais je le décrirai. Très succinctement je vois les choses de cette manière; si l’art du XXème siècle a été essentiellement destructif et subjectif, l’art du XXIème devra être constructif et objectif et comme les mots sont trompeurs et traîtres, je vais m’expliquer.

L’histoire de l’art du XXème siècle (que je fais démarrer en 1914), c’est-à-dire l’histoire de la »modernité » a été principalement celle d’une grande nécessité de critique, nécessité de remettre en question tout ce qui touche à l’art, sa valeur esthétique, sa valeur d’autonomie, sa valeur muséistique, sa valeur de langage.. .mais non pas en remplaçant une valeur par une autre, sinon en supprimant n’importe quelle notion de valeur (sauf l’économique évidemment) ; tout est valable et rien n’est valable. Personnellement cela me donne l’impression d’une grande colère enfantine. L’enfant dans sa colère casse ses jouets, et encore plus son jouet préféré, et si c’est un affreux jojo, il y fait caca dessus*. L’artiste« moderne », comme un enfant coléreux, a cassé tout ce qui l’entourait, la figure humaine comme la nature, il a sali, déchiré, il s’est complu dans la chose détruite, le laid, le rebut. Une mine cachée dans une tranchée de la guerre de 1914 a explosé sournoisement dans l’histoire de l’art et nous a laissé des corps détruits, du sang, de la merde et des brûlures. Le devoir de l’artiste du XXIème siècle sera de renaître entre les décombres, de recomposer les morceaux, soigner les blessures et chercher au milieu des gravats les fleurs multicolores.

L’art du XXème siècle a été celui de la subjectivité. L’œuvre n’importait pas (je préfère mettre le verbe au temps passé car pour moi ce siècle est déjà caduc), n’importait pas tant comme produit final que comme processus de « création» et comme reflet de la personnalité de l’artiste (à la limite, l’artiste est sa propre œuvre d’art comme le fit Beuys). Il se peut que les mots de Kandinsky aient été mal interprétés. Il se peut que ce soit le mouvement surréaliste qui en ait transformé le sens. Quand Kandinsky parlait de la «nécessité intérieure» et de « vision interne» il ne voulait pas dire « projections mentales, impressions nébuleuses de l’enfance» (selon les termes de Piero Manzoni), il ne disait pas expression des images de nos démons intérieurs. Je ne doute pas que d’un point de vue thérapeutique au niveau individuel cela ait été très positif et qu’au niveau collectif la variété de caractères psychologiques ait donné une grande variété de tendances artistiques; le coléreux et emporté a brillé dans l’art gestuel, le nostalgique et austère dans l’art minimaliste, l’intellectuel dans l’art conceptuel…Pour cette raison aussi l’art du XXème siècle s’est caractérisé par l’absence de style et la difficulté pour trouver des critères de valeur. Certainement il y eut quelques vrais artistes qui recherchèrent comme Manzoni le moyen de représenter« l’espace sur lequel nous projetons notre ‘aire de liberté’ dans laquelle nous nous dirigeons vers la découverte de nos images premières, images qui sont absolues au plus grand degré, qui n’auront pas de valeur pour ce qu’elles rappellent, expliquent ou expriment mais seulement en tant que ce qu’elles sont: Etre. » Il recherchait l’art objectif. Il n’arriva pas à le trouver, il se suicida.

Quand je dis « art objectif» dans cette époque de haute technologie, il me vient la peur terrible d’être mal interprétée. Quand dans l’atelier de design l’ordinateur nous donne la forme la plus adéquate à son contenu (que ce soit d’une voiture ou d’un dessin animé), c’est de l’objectivité mécanique. Je ne parle pas de celle-ci. Je parle de l’objectivité de Van Gogh qui tableau après tableau essaye de trouver l’essence du tournesol, l’objectivité de Cézanne qui tentative après tentative cherche l’essence de la montagne Ste Victoire, objectivité si bien exprimée par Rilke (1), l’objectivité que cherchaient des gens comme Kandinsky, Jawlensky, Mondrian…l’objectivité de l’Etre, même si ce n’est qu’un brin d’herbe, parce que le brin d’herbe nous amènera, comme dit Van Gogh, «à toutes les plantes, après à toutes les saisons, les grands aspects du paysage, enfin les animaux, puis la figure humaines ».

(Ce n’est pas l’objectivité d’un Antonio Lopez à la recherche du « sol del membrillo » qui  n’arrive pas à prendre en compte le facteur temps et donc l’objet toujours en mutation – la vie donc -, ce qui l’amène sur l’image de la mort: un trognon de coing tout pourri, ou sa femme dans la baignoire qui ressemble à un cadavre glacial. Il a oublié de transcender le temps, de passer de la coquille à l’être transfiguré)

Pour en revenir à la « modernité », je suppose qu’elle a joué dans sa grande colère (ou jeu de massacre) son rôle purgatif, expulsant comme elle le pouvait ses déchets scatologiques. Mais si la purge est nécessaire pour nettoyer les entrailles, elle doit être seulement un processus thérapeutique et donc passager. Sans vouloir faire un jeu de mots, en langue française on peut dire passer du scatologique au eschatologique (en espagnol c’est le même mot: escatològico). Après le lavage, la purification, il faudra prendre de nouveau des aliments, mais plus selects, d’un niveau supérieur. Du purg-atoire il faudra choisir l’une des deux voies: l’enfer ou le paradis. «S’ils parient sur le rouge, ils tomberont sur le noir, ce qui est pareil que le néant» dit R.L. Rousseau (le langage des couleurs). Mais si l’artiste, l’Artiste pardon, se submerge dans le bleu, il renaîtra un degré plus haut, l’art, l’Art pardon, redeviendra ce qu’il a été tout le long de l’histoire de l’humanité, un pilier fondamental à côté de la philosophie, la Religion et la Science.

Je préfère être optimiste et penser qu’il arrivera un moment de Renaissance et de Classicisme, avec ses concepts d’harmonie, d’universalité, de vérités atemporelles mais bien-­sûr enrichis de toute la liberté, toute l’ouverture spatiale que la fin du XIX et le XXème siècles ont apportés aux arts. L’artiste a beaucoup de travail devant lui puisqu’il devra connaître toutes les possibilités pour choisir non pas de répéter un « style» d’époque, mais de trouver sa propre forme d’expression individuelle dans un art objectif. Plus que jamais le triangle de Kandinsky se fera pointu, l’artiste s’éloignera du suivisme et surtout des circuits commerciaux.

Si j’ai commencé l’article en parlant de sept ans c’était surtout une formule journalistique. Il n’y a pas de date prévue, nous prendrons le temps qu’il faudra sans attendre avec angoisse l’an 2000. Comme le disait Vaclav Havel dans son discours à l’Académie des Sciences Politiques et Morales « il n’y a aucune raison d’être impatient si les semailles et l’arrosage ont été bien faits… »Semons donc et arrosons, soyons heureux d’être comme Van Gogh « un petit jardinier plus ou moins bon ou mauvais qui a du cœur pour sa pépinière. »

K.T mai 1993

*Dans un article sur Picasso dans Connaissance des Arts (1990) Henri Mercillon se pose la question « L’art moderne est-il un argot de l’art, comme l’a écrit Adrian Stokes et ainsi que l’a rappelé dans un texte récent David Sylvester? Nous ferons nôtres sa conclusion: l’argot est elliptique, équivoque, subversif, persifleur, désinvolte, drôle, inattendu, insolent, abrupt, insouciant et il abonde en allusions gouailleuses aux choses savantes… »

(1)  lettre du 13 octobre 1907 dans «Lettres sur Cézanne» de Rainer Maria Rilke.

 

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